XI
Matin en fleurs, midi en pleurs
Ce samedi-là, 31 mai, dès la fine pointe du jour, le ciel avait mis sa robe des dimanches, une belle robe de soie bleu-marine, relevée de volants couleur de rose, mais si transparents, si légers, à peine une poussière de pastel. À travers les acacias en fleurs, le soleil, au saut du lit, s’amusait à tirer ses petites flèches d’or ; et il visait si juste, le soleil, que, comme jadis l’archer de Philippe, et du premier coup, autant dire, l’un des traits, filant entre deux lames de persienne, vint frapper Chantal à l’œil droit.
Et Chantal s’éveilla doucement.
Un charmant réduit, l’appartement de Chantal : deux pièces à l’entresol de l’hôtel, ayant gardé pimpante la grâce mièvre de leur rococo d’autrefois : et si basses de plafond, si basses, que, quand le duc y entre par hasard, il n’en sort pas à moins d’une bosse ou deux. La chambre est une vraie boîte à poudre avec ses boiseries blanches ajourées, ses glaces, ses panneaux peints, qui jouent dans la dentelle du bois. Ci et là un trumeau d’attributs rustiques, un paysage Watteau de nuances tendres, où des couples jolis se pavanent amoureusement. Pompadour le meuble, pompadour la tenture : et telle est la contagion de ce style que pompadour aussi sont les rêves qu’on y fait.
Le lit s’allonge au fond, guère plus large qu’une banquette, dessous son dais empanaché.
Sur la cheminée, galamment drapée en autel, il y a debout une Sainte Vierge d’ivoire, et, dans une vitrine, vis-à-vis, une toute mignonne flûtiste en terre cuite de Tanagre, du rose aux joues, de l’or aux cheveux et du lilas à la tunique : et – ce que c’est pourtant ! – elle est si charmante, la petite païenne, que la Sainte Vierge lui rit en lui tendant les bras.
La fenêtre ouverte au large, c’est partout une pluie de rayons. Chantal tombe à genoux, mains jointes, en prière ; l’on jurerait, à la voir si mince – la taille affinée encore par le peignoir de soie pâle, la tête un peu penchée sous le nimbe de lumière, les bras grêles moulés dans leurs manches collantes – quelque martyre des primitifs, quelque reine Anne de missel tendrement agenouillée devant l’agneau.
– Bonjour, Bombyca ! dit-elle en se relevant à sa blonde amie de terre cuite.
Cependant le jardin s’éveille : d’abord les ramiers préludent ; puis c’est le tutti des buissons. Et Chantal, vexée d’être la seule à se taire, jette son chant dans la mêlée :
Nous marchions, cette nuit, égarés dans les bois...
Alors, accoudée à la rampe, glissant au fil d’un songe commencé, ses yeux se vident et son âme s’envole, s’envole tout là-bas, au diable vauvert, boulevard Beauséjour, à Passy. Ô le mieux nommé des boulevards ! La porte bâille, et, debout, sur le seuil, Spiridion tricote entre Périclès, qui ronronne, et Athina qui vocalise, pendant qu’à triple tour enfermé dans le capharnaoum, M. Baccaris se mesure, la cigarette au bec, avec son char triomphal, et qu’en haut, dans le plein jour du mousée, un dragon peint à l’aquarelle. – Un dragon ! Mais pas celui des Hespérides !
Ah ! taisez-vous, ramiers ! Ne jasez pas si fort, pierrots, mes camarades, et toi aussi, assez flûté, Bombyca ! C’est si gentil, voyager en idée, entr’apercevoir qui l’on aime !
Car il l’aime : il le lui a dit. Mais avait-il besoin de le lui dire ? Étaient-ce pour rien, ces rougeurs, ce drapeau qui flottait à ses joues ? En tous pays, cela se prononce : « La voie est barrée. Prenez garde ! » Et par qui barrée ? Par l’amour.
Il l’aime !... Et involontairement elle frissonne à cette pensée. Elle le revoit, le jeudi d’avant, plus timide encore qu’à l’habitude, lui montrant les bonnes feuilles d’Éleusis : une merveille, avec son portrait presque à chaque page, en taille-douce – oh ! très douce ! – en phototypie, en chromo !... Tais-toi ! tais-toi, Bombyca !
...Elle rouvrit les yeux : de la sérénité du parterre, éclatant de fleurs et de soleil, une fraîcheur d’aube alanguie montait : les arbres faisaient sur les pelouses de larges trous d’ombre arrondis ; les taillis chantaient. Et tout, ciel et jardin, était si bien apparié aux couleurs de son rêve, que deux larmes coulèrent de ses yeux.
Huit heures sonnèrent à l’horloge : elle rentra, tremblant un peu à l’idée que demain était jour d’Éleusis ; et elle s’habillait plus vite, comme si cette hâte même devait avancer le lendemain. Seule, les mains prestes, elle boutonnait son amazone, riant d’avance à cette joie d’aller surprendre son père, prête avant lui sans femme de chambre. C’était une partie de longtemps promise, arrangée de la veille, une promenade à cheval lointaine, suivie d’un déjeuner au cabaret, rien qu’eux deux, en garçons : une fête !
– Vite ! dit-elle. Je parie qu’il dort encore.
En quatre sauts elle gagna l’étage, le pan de sa jupe au poing, faisant siffler sa cravache. Elle tourna à droite dans le couloir, qui fuyait entre ses murs blancs comme un cloître, et, s’arrêtant à une porte, elle frappa, l’oreille tendue, la main au bouton pour ouvrir. Soit plaisir, soit montée trop prompte, elle respirait court et son corsage se creusait.
– Eh bien ! C’est du beau ! Il dort : je m’en doutais !
Elle eut une petite piaffe sur place. Puis :
– Attendez, mon général, on va vous battre le réveil en campagne ! dit-elle.
Et, lâchant sa robe, de ses deux poings fermés elle se mit à tambouriner dans la porte.
Rien ne bougeait toujours : alors un dépit fronça trois plis sur son front, entre les sourcils presque joints en une fossette, et, piétinant, elle attendit encore une minute. Rassérénée par une idée qui lui venait, elle prit sa course, écarta brusquement une portière, et s’élança dans le fumoir, avec ces mots :
– Vous ne direz pas que je ne suis pas la première ? Ah ! ah !
Personne. Et sa voix lui fit peur, qui sonnait dans cette pièce vide.
La chambre était ouverte : elle s’y aventura, appelant sans regarder :
– Papa ?... Est-ce que vous dormez ?... Papa ?
Point de réponse. Un frisson lui courut à la peau : et, revenue au couloir, elle songeait, marchant à très petits pas. Son père était sorti, voilà. Pourtant, sorti si matin !... Et la partie de cheval, alors ?
– Oh ! le méchant ! dit-elle entre ses dents. Il aura oublié... Bien la peine de... Ah !
Elle venait d’apercevoir le valet de chambre du duc, qui montait des lettres, des papiers.
– Félicien, mon père est sorti ?
Le valet se redressa d’un coup d’épaules, et, guindé, répondit :
– Je n’ai pas encore vu Monsieur le duc, Mademoiselle.
– Comment ! vous ne l’avez pas vu ? L’avez-vous habillé, ce matin ?
– N... on, Mademoiselle. Je n’ai pas...
– Enfin vous devez bien savoir si mon père est sorti... à cheval ? Ayez la bonté de vous informer aux écuries... Non. Tenez ! Je descends.
Elle ne vit pas le demi-sourire du valet : déjà elle trottait dans la cour, un soupçon d’angoisse à la gorge. Quelque chose l’inquiétait, qu’elle ne savait pas définir : l’absence de son père, pas si matineux d’habitude, les hésitations de Félicien, un je ne sais quoi d’inhabité là-haut.
La veille, entre eux, cela avait été cependant bien convenu. Elle se rappelait à merveille : le duc dînait dehors. Lorsqu’il était descendu vers sept heures, il avait entendu son piano et était entré pour lui souhaiter le bonsoir. Il semblait un peu préoccupé, rien de plus. Mais tout de suite un air qu’elle chantait l’avait remis de belle humeur :
Quel di ché te go visto,
Quel di ché te ma piaso...
– Pour ta peine, nous ferons demain notre promenade, notre fameuse promenade ! lui avait-il dit. Rendez-vous dans la cour, à huit heures trois quarts. Heure militaire, mademoiselle !
Là-dessus il était sorti, baissant la tête, crainte des bosses, et, sur la porte, il l’avait embrassée fort, fort, comme les jours qu’il partait aux manœuvres. Même elle se souvenait de lui avoir renoué sa cravate blanche, qui avait une idée souffert de l’embrassade.
...Arrivée sous la voûte, qui conduisait de la cour d’honneur aux communs, Chantal entendit Victor, le second cocher, qui causait très haut dans un groupe d’ordonnances ; et ce mot : « Le duc ! Le duc ! » lui vint plusieurs fois aux oreilles. Mais on se tut aussitôt qu’elle passa. Son pony était là, tout bridé, avec le cheval d’armes du général, un dragon entre deux.
– Mon père est déjà sorti ? fut-elle sur le point de demander à Godefroy, le premier, en train de mettre au point la gourmette de « ses russes » attelés aux quatre-roues d’essai.
Elle se retint. À quoi bon ? Du moment que son cheval... Puis, pensant qu’il en avait pris un autre peut-être, elle fit – et sa voix tremblait un petit peu :
– Godefroy, est-ce que mon père est déjà... monté, ce matin ?
Il se retourna, chapeau bas, la mine embarrassée : et, pour un homme comme lui, qui se piquait de beau langage, il entortilla une drôle de phrase, où il parlait de ses « principes », de son « respect pour les maîtres », mais sans répondre à la question.
Elle répéta :
– Je vous demande s’il est monté... à cheval ?
Alors le petit Victor, qui s’était approché, dit :
– Monsieur le duc peut pas être sorti, par la raison que Monsieur le duc...
Godefroy lui coupa la parole, l’air furieux de quelqu’un à qui on a manqué.
– Ça n’est la chose de personne ici de suspecter les affaires de Monsieur le duc. Et je peux certifier à Mademoiselle...
Chantal n’entendait plus : la tête lui brûlait, du sang battait à ses oreilles, elle sentait comme de l’eau glacée qui lui aurait coulé entre les épaules continuellement ; et d’un tel poids, cette eau, que pour ne pas tomber, elle dut s’appuyer au mur.
– Vous pouvez desseller ! fit-elle.
Et ce que cela lui coûta, ces trois mots !
Enfin, se mordant la lèvre afin de réveiller ses esprits, elle revint, en chancelant, sur ses pas. Immense, cette cour à traverser sous le feu croisé des regards de ces hommes. Elle aurait couru si elle s’était cru la force de courir. Lorsqu’elle mit le pied sur le perron, elle soufflait.
Et lentement, un à un, elle gravit les degrés, prise d’une terreur de savoir, d’avancer plus avant dans l’inconnu de cette absence, où elle ne voyait rien encore, sauf cela que ce rien l’épeurait. Quel il était, ce malheur, qui planait au-dessus d’elle, elle l’ignorait : mais elle sentait le vent de ses ailes, et ce devait être cela qui lui faisait si froid. Mais quoi ! aussi, il y avait de l’injustice à être si heureuse. Fallait-il pas acquitter sa dette ? Est-ce qu’il existe de ces bonheurs excellents, qui, libres d’impôts, constants et superbes, passent partout en franchise ? Où sont-elles, ces vies sans douanes ? Où, ces joies, qui n’ont pas payé leur entrée ?
Elle se recordait son rêve du matin, le rêvait à nouveau d’ensemble, si radieux, si beau, auréolé d’apothéose, qu’elle en fut une seconde éblouie. C’était fini : elle ne le verrait plus. Car la dette, c’était cela, sans doute : un gouffre ouvert entre elle et lui. Elle fit adieu de la tête à ces choses, à Éleusis, aux statuettes, à ce char triomphal, qui, reconstruit, eût roulé si gentiment, les portant tous les deux embrassés ; et, l’âme raffermie, les yeux seulement voilés d’un petit brouillard de larmes, elle se jeta, résolue, dans l’escalier.
À mesure qu’elle montait, sa mémoire s’éclairait, ouvrait des jours dans sa pensée : son père était parti, voilà ! Pourquoi ? Ah ! Pourquoi ?... Pourquoi est-ce que l’on part ? Et elle pensa à sa mère, qui ne se doutait pas...
– Pauvre chérie ! dit-elle, comme elle eût dit d’une petite sœur.
Elle était si frêle, cette mère-là ! Point de santé, partant point de courage. Il y aurait de quoi la tuer. Si on pouvait lui cacher ce départ... Oui ! lui cacher !
Et, le cœur plus léger, Chantal rentra dans son appartement. Elle en tira les persiennes, avec le souci de faire de l’ombre et de mettre du deuil sur les choses, et, sans femme de chambre, crainte de se trahir, elle se dévêtit. Comme elle dégrafait sa jupe, un morceau de sucre roula sur le tapis : elle l’avait pris pour son pony, avant de descendre, et l’avait oublié dans sa main.
Après une courte prière à sa Vierge, elle remonta au premier, simplement habillée de laine écossaise à fond noir, un voile épais sur les yeux. Sa mère dormait et ne s’inquiéterait pas, au courant qu’elle était de la partie de cheval : son frère, sans soupçonner rien, travaillait avec l’abbé dans la salle d’études. Pour ramener l’absent, elle avait donc devant elle une journée. – Et, sérieuse, elle pénétra chez son père.
Le lit était encore préparé pour la nuit. Dans le fumoir, sur une grande table d’ébène incrustée d’ivoire, il y avait des piles de paperasses, d’enveloppes non défaites : mais pas une lettre d’adieu, rien de cette mise en ordre, de cette solennité d’apprêts avant-coureurs des suprêmes partis. Alors il reviendrait... il n’était pas loin peut-être. Et elle savait bien où elle l’irait chercher.